Qui sont les « démocrates » qui ont soutenu Erdogan contre les putschistes ?

RésistanceS Observatoire belge de l'extrême droite | Lundi 18 juillet 2016  | Contribution externe



INTERVIEW – Après l'annonce de l'échec du coup d'Etat du 15 juillet en Turquie, plusieurs élus belges ont pris position. Pour saluer « la mobilisation citoyenne », « la bravoure » et « l'héroisme du peuple turc » face aux tanks rebelles. Mais qui est au juste ce « peuple turc » descendu dans la rue pour soutenir le président Erdogan ? Pour le savoir, le journal RésistanceS.be a interviewé le journaliste d'origine turque Bahar Kimyogür. Pour lui, il s'agit essentiellement d'activistes du parti au pouvoir soutenus par des islamistes et des activistes d'extrême droite. Des églises chrétiennes, des quartiers de la minorité musulmane alévi et des réfugiés syriens ont aussi été les cibles des anti-putschistes. Des partisans de la démocratie. Vraiment ?


« Je suis soulagée ce matin que le putsch n'ait pas réussi », écrivait ce samedi une conseillère communale d'ECOLO sur le « journal » de son compte Facebook. Ce lundi, un de ses « amis » sur ce réseau social postait le commentaire suivant : « Erdogan, défend la stabilité de son pays, rétabli l'Etat de Droit par la force, si nécessaire. Le peuple soutient Erdogan, alors, je dis bravo Erdogan qui lutte pour l'égalité de droit entre citoyen européen et citoyen Turc. ». Une autre conseillère communale, de la même commune, mais du Parti socialiste (PS), quelques minutes après l'annonce de la tentative du coup d'Etat, avait diffusé, sur son compte Facebook, une photo d'un citoyen turc couché devant un tank, avec un commentaire personnel mentionnant : « Une des photos d'archive qui montre l'héroïsme du peuple turc face aux putschistes.». Quelques heures après l'annonce de l'échec de la tentative militaire de renversement du président Erdogan, la même écrira : « Quelle bravoure ! Respect au peuple turc. Une mobilisation citoyenne comme on aimera tant la voir ailleurs dans le monde.».

Un jeune échevin limbourgeois du CD&V (chrétien démocrate flamand), d'origine turque, proclamait, samedi matin, sur son compte Facebook : « Une tentative d'un groupe de soldats rebelles pour commettre un coup d'état a échoué. Les Turcs ont répondu massivement ici et la démocratie a triomphé ! ».

Pour sa part, le bourgmestre PS de la commune bruxelloise de Saint-Josse, Emir Kir, en voyage familial en Turquie, dans une rapide interview accordée au quotidien « Le Soir », publiée samedi sur son site Internet, déclarait : « Les gens sont descendus dans la rue lorsqu’il a été question d’un putsch, partout, pour défendre ensemble les institutions démocratiques. La Turquie a passé un cap, c’est bien le signe, elle s’est affirmée démocratiquement, c’est important à mon sens. J’ai été frappé par la réaction populaire vendredi soir et durant la nuit. Et ça continue. La population est en état de vigilance démocratique. Elle a parfaitement réagi aux appels lancés tour à tour par le premier ministre, le président, ainsi que le chef de l’opposition. Elle a réagi dans l’ordre, avec conviction. ».
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Résumons, sur la base de ces déclarations publiques d'élus belges : c'est le peuple qui a sauver la démocratie turque. Il s'agit bien entendu d'une certaine lecture idéologique des faits. Pour en avoir une autre, le journal RésistanceS s'est entretenu avec Bahar Kimyogür. Journaliste et militant progressiste d'origine turque, il est régulièrement consulté par nos médias sur la situation politique en Turquie ou sur la guerre en Syrie, dans les quotidiens « Le Soir » ou « L'Echo » par exemple.

Dans l'entretien qu'il nous a accordé ce dimanche, Bahar Kimyogür dévoile dans le détail les coulisses des rangs anti-putschistes, essentiellement composés de militants du Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP), le Parti de la justice et du développement du président Recep Tayyip Erdogan, mais aussi de Frères musulmans, de salafistes se revendiquant de Daesh, de membres du Milliyetçi Hareket Partisi (MHP), le Parti d'action nationaliste d'extrême droite, et de son organisation paramilitaire Bozkurtlar (Loups gris).

Des « démocrates » vraiment ? Notre constat : les informations sur la nature politique des pro-Erdogan ont été occultées par ces élus belges du PS, d'ECOLO et du CD&V préférant exprimer leur admiration au peuple venu défendre la démocratie turque.




Interview de Bahar Kimyogür 


    RESISTANCES.BE : Après l'échec du coup d'Etat de ce 15 juillet et l'arrestation de putchistes, Recep Tayyip Erdogan profite de l'occasion pour, une nouvelle fois, purger de façon tous azimuts ses opposants au sein des forces armées et de la magistrature. La répression va-t-elle être violente et s'attaquer aussi aux autres opposants du régime : syndicalistes, partis de gauche, journalistes, alévis... ?

    BAHAR KIMYONGÜR : A peine quelques minutes après l'annonce du coup d'Etat, le super-président Erdogan a été nommé « Baskomuntan » (commandant en chef) de la nation par ses partisans. Lorsqu'il lança son mot d'ordre de mobilisation dans la soirée de vendredi, via l'application Face Time, des hordes de partisans du président, scandant des « Allahu Akbar », sont descendus dans la rue pour chasser les « traîtres mécréants ».


    Après l'échec du putsch, ils ont continué à occuper la rue, officiellement pour célébrer « la journée nationale de la démocratie », en réalité, pour régler leurs comptes aux opposants du pouvoir en place.

    Ainsi, des groupes pro-Erdogan ont tenté d'attaquer des quartiers connus pour leur insoumission, comme Gazi à Istanbul peuplé d'alévis de gauche. Ses habitants ont dû dresser des barricades pour empêcher l'assaut des islamistes et des activistes de l'organisation d'extrême droite « Loups gris ». D'autres arrondissements stanbouliotes, comme Okmeydani, Ikitelli ou Armutlu, ont connu des tentatives d'incursion similaires.


    Dans d'autres quartiers plus branchés comme Moda, les pro-Erdogan ont attaqué des jeunes attablés à une terrasse parce qu'ils buvaient de la bière.


    A Ankara, des réfugiés syriens ont été victimes d'actes xénophobes. Ces actes de vandalisme ont poussé des commerçants à afficher des écriteaux invraisemblables sur leur vitrine, pour se protéger des Loups gris, comme : « Le propriétaire de ce commerce est turc ».

    Toujours dans la capitale, le monument aux victimes de l'attentat de l'Etat islamique, (NDLR : commis le 10 octobre 2015 contre une manifestation de l'opposition turque en faveur de la paix, 102 tués), situé près de la gare, a également été endommagé par les voyous qu'Erdogan a lâchés dans la rue.

    Dans le quartier de Pasaköskü à Malatya, les sbires d'Erdogan s'en sont pris aux habitants alévis pour ne pas avoir participé aux manifestations anti-putsch. Dans deux quartiers alaouites situés à Antioche, une ville proche de la frontière avec la Syrie, Armutlu et Sümerler, des nervis armés de bâtons et de couteaux ont paradé à moto aux cris d'« Allahu Akbar » pour terroriser la population.

    Deux églises chrétiennes, une protestante à Malatya (NDLR : ville de l'est de la Turquie, dont la population est composée d'habitants turcs, kurdes, mais également arméniens)
    et une catholique à Trabzon (NDLR : sur le bord sud-est de la mer Noire) ont également été attaquées par les « troupes démocratiques » d'Erdogan.

    Bref, la tension est à son comble. Les alévis craignent une nouvelle vague de persécutions comme durant la décennie 1970, durant laquelle des pogromes furent commis, ou après l'incendie de l'hôtel Madimak à Sivas (NDLR : ville du nord-est de la Cappadoce, dans l'ancienne Arménie occidentale), en 1993, qui coûta la vie à trente-trois intellectuels alévis.




    RESISTANCES.BE : Parmi les partisans d'Erdogan descendus dans la rue pour faire face aux putschistes dans la nuit de vendredi à samedi, outre les militants de l'AKP, il y avait aussi des Loups gris et des activistes du Parti d'action nationaliste (MHP). Avez-vous des informations plus pécises sur le soutien de l'extrême droite turque au pouvoir en place ?
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    BAHAR KIMYONGÜR : Il n'y a pas de différence fondamentale entre le Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP), en français « Parti de la justice et du développement », la formation politique d'Erdogan, et le Milliyetçi Hareket Partisi (MHP). Ces deux formations politiques ont un électorat commun et une idéologie similaire bâtie sur un sentiment turco-sunnite puissant.

    Les transferts de voix de l'un à l'autre fonctionnent selon le principe des vases communicants. Par ailleurs, de nombreux cadres et membres actuels de l'AKP sont d'anciens cadres du parti fasciste MHP. Tugrul Türkes, le propre fils de feu le colonel Alparslan Türkes, son dirigeant-fondateur, est aujourd'hui le vice-premier ministre du gouvernement AKP.

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    Le parti d'Erdogan est une nébuleuse qui a absorbé les différents courants de la droite nationale, des plus libéraux aux plus racistes, mais toutes clairement islamsites également. Notons aussi qu'Erdogan reçoit un soutien total du MHP dans sa guerre contre le peuple kurde.


    RESISTANCES.BE : La présence d'activistes salafistes et de membres de la confrérie des Frères musulmans turcs a également été observée parmi les manifestants pro-Erdogan. Extrême droite nationaliste et intégristes musulmans sunnites collaborent-ils ensemble en faveur du président ?


    BAHAR KIMYONGÜR : Absolument. Si une partie du mouvement fasciste rejette la culture arabo-musulmane et se réfère plutôt du pantouranisme, idéologie raciste glorifiant l'identité turque pré-islamique, quand il s'agit de descendre dans la rue pour tabasser des manifestants laïcs, kurdes ou alévis, les Loups Gris sans soucis « djihadisent » leur discours et scandent le « takbir » (« Allahu Akbar »). Impliqués dans une pléthore d'activités mafieuses, comme le trafic de drogue, le proxénétisme, l'escroquerie ou l'usure, les Loups Gris n'ont pas toujours l'apparence de musulmans pieux. Ils ont pourtant massacré des alévis à Kahramanmaras et Malatya en 1978, à Corum en 1980 et à Sivas en 1993 au nom de l'islam et aux cris d'« Allahu Akbar ».

    Aujourd'hui, les Loups Gris sont largement acquis à la cause d'Erdogan. Ce dernier leur rend la monnaie en usant d'un discours sur mesure glorifiant la nation turque. En Syrie, Loups Gris et sympathisants de l'AKP impliqués dans la guerre civile se retrouvent parfois dans les mêmes groupes rebelles, notamment sur le front d'Idlib et Latakia aux côtés des djihadistes turkmènes.

    Durant les manifestations pro-Erdogan et anti-putschistes de ces 15 et 16 juillet, les défilés « pour sauver la démocratie » regroupaient pour l'esssentiel des sympathisants de l'AKP, du MHP et d'organisations islamistes pro-djihad. De nombreuses photos publiées sur Internet montrent en effet qu'on avait le choix entre trois signes de ralliement : le signe « R4bia » des Frères musulmans solidaires de l'ex-président égyptien Morsi, la « tête du loup » des partisans du MHP et l'index des djihadistes de l'Etat islamique ! En clair, aucun manifestant anti-putsch n'a fait le signe de la victoire, symbole connoté pro-kurde, ni n'a dressé le poing, à la façon des communistes et des socialistes.




    RESISTANCES.BE : Lors des élections législatives de 2015, le parti d'extrême droite MHP a obtenu au sein de l'immigration turque présente dans notre pays près de 10 %. Chez les Turcs de Belgique, l'extrême droite est-elle donc également structurée, comme en Turquie ?
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    BAHAR KIMYONGÜR : Au cours du scrutin de juin 2015, l'AKP a obtenu un score extrêmement élevé en Belgique, près de 63 %. Or, la Belgique est connue en tant que bastion du MHP. Les voix traditionnelles belgo-turques du MHP sont visiblement passées à l'AKP.

    En Belgique comme en Turquie, la société turque est relativement structurée et à fortiori les Loups Gris. Les associations qui gravitent autour d'eux organisent des concerts, des activités sportives et des repas de rupture du jeûne lors du Ramadan.

    L'une des principales activités des Loups Gris s'appelle la « journée du turquisme ». Cette fête a été mise sur pied le 3 mai 1944 par Nihal Atsiz, l'idéologue pro-nazi des Loups Gris. Depuis quelques années, le MHP tente de troquer son discours glorifiant le « saf kan » (sang pur) de la « türk irki » (race turque) pour une rhétorique plus religieuse. De fait, la propagande nationaliste religieuse des militants de l'AKP et du MHP se ressemblent tellement que l'on a parfois du mal à les distinguer.




Propos recueillis par
MANUEL ABRAMOWICZ
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